C'est l'espace (un de plus mais il n'y en a jamais assez) des sans-voix, des opprimés, mais aussi celui des femmes et des hommes qui agissent pour le plus grand bien de la Révolution.
Par Olivier Toscer
Ce mardi 17 août 2004 n'est pas précisément un jour de pointe. Lorsque Cesare Battisti s'engouffre dans le métro, le réseau est loin d'être bondé. Les rames sont à moitié vides, les couloirs presque déserts. Les Parisiens sont en vacances. La filature n'en sera que plus facile pour ces experts de surveillance. Une équipe mixte composée d'hommes de la brigade de recherche et d'intervention (BRI) et de la section antiterroriste des renseignements généraux (RG) de la Préfecture de Police. Des spécialistes de la traque des braqueurs et des chasseurs d'islamistes: tout ça pour une cible a priori plutôt inoffensive.
Bien sûr, Cesare Battisti connaît tous les trucs et astuces de la clandestinité. Pendant huit ans, de 1982 à 1990, l'ex-militant des PAC, les Prolétaires armés pour le Communisme, a échappé à la justice italienne qui l'avait condamné par contumace à la réclusion criminelle à perpétuité pour "meurtres et
complicité d'assassinat". Une sale histoire resurgie des années de plomb, dans laquelle Battisti estime ne pas avoir joué le rôle qu'on lui prête. «Je n'ai jamais tué», déclarait-il encore au
«Journal du
Réfugié en France depuis quinze ans, gardien d'immeuble dans le 9e arrondissement et auteur de polars chez Gallimard, Battisti, 49 ans, s'est depuis longtemps rangé de la lutte armée. De toute militance aussi.
Seulement voilà, la justice italienne, tenace, réclame son extradition. Et pour le moment son homologue française lui a donné raison. Battisti a bien déposé un ultime recours auprès de la Cour de Cassation qui doit se prononcer le 29 septembre. Mais il n'en reste pas moins sous contrôle judiciaire. Sous étroite surveillance policière aussi.
Ce mardi du mois d'août, quelque part dans le 11e arrondissement, Battisti s'engouffre dans une bouche de métro. On ne le reverra plus. Nos "experts"
viennent de perdre sa trace. Seule piste, une lettre postée deux jours plus tard, de Paris, à l'attention de ses avocats. «Je me soustrais au contrôle judiciaire donc mais je reste en
France», écrit Battisti. Un double pied de nez à la justice de Rome et à la police de Paris.
Les "experts" ne savent pas ce qu'ils doivent faire
Dès le 9 juillet, dans une note de synthèse, les policiers chargés de la surveillance soulignent la difficulté de leur mission. «Battisti est très
méfiant, notent-ils. Il change très fréquemment de domicile.» Et d'estimer qu'il a tous les atouts pour s'enfuir à l'étranger. Et puis les flics râlent. Le dispositif de
surveillance est très coûteux en hommes et en matériel, observent-ils en substance. On ne pourra pas le tenir longtemps. Les «filocheurs» ne comprennent même pas très bien la logique de leur
mission. Que faire par exemple si Battisti quitte l'Ile-de-France, violant ainsi l'une des interdictions de son contrôle judiciaire? Faut-il l'interpeller immédiatement? Consulté, le parquet
antiterroriste responsable du dossier n'a pas répondu clairement, exigeant seulement d'être prévenu avant toute arrestation. «Dans ces conditions, de nouvelles instructions sont
sollicitées», conclut la note du 9 juillet. Elles ne viendront jamais ? Cela n'a rien d'étonnant pour qui connait la bureucratie proverbiale de la France.
En attendant, Battisti est «planté», comme on dit dans le jargon policier. Mis sur écoute. Comme tous ses proches. «On le savait très bien, raconte l'écrivaine Fred Vargas, qui compte parmi les plus proches soutiens du fugitif. Si par exemple on se donnait rendez-vous chez un ami pour un dîner à 19 heures, on arrivait avec un quart d'heure d'avance. Les "soums" des flics (camionnettes banalisées avec vitres sans tain, NDLR) étaient déjà garés en bas de l'immeuble.»
Les néonazis font le pied de grue devant sa porte
Traqué. Une fois, il compte 22 policiers en civil différents à ses basques ! Et s'il n'y avait que la police ! Mais Battisti est également en butte à la
vindicte de militants d'extrême-droite. Le Bloc identitaire le harcèle. Ils perturbent le conseil municipal de son arrondissement, font le pied de grue devant sa porte, tractent sur les marchés
de son quartier, profèrent des menaces voilées. «Aux Etats-Unis tu aurais déjà grillé sur la chaise électrique», écrivent-ils.
Dépression et antidépresseurs
L'ex-gauchiste ne dort plus chez lui. Il ne passe dans sa loge de concierge que pour prendre des affaires de rechange. Ressort par les caves ou l'arrière-boutique du café qui jouxte son immeuble. Battisti n'a plus confiance en personne. Battisti ne croit plus à la justice. Il déprime. Il prend des antidépresseurs conseillés pour les troubles obsessionnels compulsifs et les crises de panique. Cela le rend amorphe. «Il faut que je retrouve de l'énergie pour me battre», dit-il à un ami début juillet. Il change de médecin. Choisit à dessein un expert-psychiatre devant les tribunaux. Lequel atteste d'«une dépression réactionnelle sévère dont le défaut de traitement entraînerait des conséquences graves». Il change de traitement aussi. Il semble redevenir combatif. Mais au fond son état ne s'améliore guère. Dès que l'on évoque le sort de ses deux filles, il éclate en sanglots. L'ancien révolutionnaire n'est plus qu'un père angoissé.
Six jour avant le début de sa cavale
Alors les policiers qui le filent s'installent dans une certaine routine. «Battisti est parfaitement en phase avec son comité de soutien. Il semble avoir clairement opté pour la défense politique et juridique de son dossier», observe une nouvelle note de synthèse policière sur le cas Battisti, six jours avant le début de sa cavale. «On continuait effectivement à beaucoup travailler ensemble pour organiser les comités de soutien dès la rentrée, confirme Pénélope Komitès, adjointe (Verts) au Conseil de Paris. Mais il avait de plus en plus de mal à masquer ses crises d'angoisse.»
L'incident du quai de l'horloge
Chaque samedi, conformément à la procédure du contrôle judiciaire, le romancier italien vient pointer au commissariat du quai de l'Horloge. Jamais seul. Pour réduire le risque d'agression par les fachos du Bloc identitaire, des élus parisiens lui ont proposé de l'accompagner. Le 14 août, vers 11 heures, Battisti rejoint comme d'habitude quatre élus verts et communistes dans un café près de l'île de la Cité. Ensemble, ils gagnent la petite salle du contrôle judiciaire. C'est l'incident. Le policier de permanence demande aux politiques de sortir. «Nous sommes adjoints au maire de Paris et cette affaire est politique», rétorquent les élus. «Il n'y a rien de politique là-dedans, s'emporte le flic. Cet homme est un terroriste !» Le ton monte. Puis le groupe se sépare. Mais quelque chose s'est cassé dans la tête de Battisti. Il a peur qu'un faux pas le fasse retourner illico en prison, avant le passage de son dossier en cassation, le 29 septembre. «Déjà, se souvient Fred Vargas, il refusait de s'approcher à moins de 100 mètres d'une gare, un endroit interdit par son contrôle judiciaire. Il avait craignait qu'une provocation policière dégénère en course-poursuite et l'accule dans le hall. Ce qui aurait signifié un retour direct à la case prison.». Trois jours plus tard, il disparaît.
Il réussit à se rendre invisible
Où est-il ? Les policiers de l'Office central des Personnes recherchées et en Fuite (OCPRF), ceux-là mêmes qui viennent d'arrêter Hélène Castel, l'ex-braqueuse d'extrême-gauche réfugiée pendant vingt-quatre ans au Mexique, sont sur la brèche. Lundi dernier, la justice a lancé contre lui un mandat d'arrêt. Mais les pistes manquent. Les rapports de surveillance de Battisti ont certes scrupuleusement relevé ses «points de chute», l'adresse des amis qui l'hébergeaient, ceux des hôtels où il dormait cet été. Les gens qu'il voyait avant de disparaître. Des éditeurs, des écrivains, des universitaires ou des politiques. Mais très peu de compatriotes. «On s'est vite rendu compte que Battisti ne fréquentait pas le petit milieu des anciens clandestins italiens réfugiés à Paris, relève un enquêteur. Il avait même vraiment rompu avec eux. Les écoutes le démontrent d'ailleurs assez bien. Battisti est un solitaire.» Dès lors, l'hypothèse de l'exfiltration à l'étranger organisée par d'anciens camarades, popularisée jusqu'ici par la presse, tient mal. Seule certitude: une fois encore, l'auteur des «Habits d'ombre» a réussi à se rendre invisible.
On le retrouve au Brésil. Après de longues procédures et des menaces à peine déguisé de la part du gouvernement français, le Brésil vient de rendre publique sa décison : Cesar Battisti ne sera pas extradé.