Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
13 février 2010 6 13 /02 /février /2010 16:50
Mauricette nous met dans les mains un panier en plastique, avec deux pulvérisateurs et une vingtaine de chiffons, puis nous entraîne en courant dans le premier des interminables couloirs du ferry, si étroit qu'il faut se plaquer contre la paroi lorsqu'on se croise. Les cabines sont d'un seul côté, environ tous les deux mètres. Mauricette ouvre la porte de la première et se précipite dans l'espace minuscule où s'imbriquent quatre couchettes superposées et un cagibi de toilette, comprenant lui-même un lavabo, une douche et des WC. Elle se jette à terre, si brusquement que je pense d'abord qu'elle a trébuché. Je veux la relever, mais, sans même un coup d'oeil derrière elle, elle s'ébroue pour me repousser et, à genoux sur le carrelage, se met à tout asperger avec un pulvérisateur, du sol au plafond. Puis, toujours accroupie, elle chiffonne, sèche, désinfecte, astique, change le papier-toilette et les poubelles, remet des savonnettes et des gobelets en une rangée impeccable au-dessus du lavabo, vérifie le rideau de la douche. Tout a duré moins de trois minutes : c'est le temps imparti pour cette tâche. [ ... ]
Quand Mauricette annonce : «Maintenant, allez-y », je manque me trouver mal. Elle nous fait un grand sourire. « Vous avez de la chance, elle est de bonne humeur», dit une fille.
En un quart d'heure, mes genoux ont doublé de volume, mes bras sont dévorés de fourmis et j'écume de chaleur dans le pull que j'avais cru prudent de garder. Je n'arrête pas de me cogner dans les gens, les meubles, je ne suis pas loin d'éborgner une collègue avec un pulvérisateur pendant qu'elle fait les bannettes. Elle ne se trouble pas : «Moi, le mois où j'ai débuté, j'avais des crampes dans tout le corps. J'ai perdu au moins 6 kilos. »
Régulièrement, j'entends derrière moi le cri de Mauricette qui déchire le vacarme de la coursive : « Floooooreeeence. » Ca veut dire que j'ai fait une connerie. « Viens là. Tu ne vois rien dans la douche ? Les poils, là, sur le côté ? » Il faut recommencer à frotter devant elle, à quatre pattes dans les sanis, pendant qu'elle continue de cravacher le reste de la troupe, sans regarder derrière elle : «Allez les filles, dépêchez-vous, faut tenir la cadence. On n'a pas fini. » Je repars dans l'autre sens, hagarde, non sans ressentir un certain soulagement quand je me rends compte que la personne que je viens de renverser est la seule que je connaisse, Marilou. Sa métamorphose est stupéfiante : «Dis donc, qu'est-ce que tu es rouge ! Et trempée ! On dirait que tu es passée à la machine à laver. » Elle, outrée : « Tu t'es pas vue. T'es mauve, je ne t'aurais pas reconnue. »
Partout, ça court, ça rigole, ça moucharde, ça s'épaule, ça n'arrête jamais dans une agitation et un bruit que rien ne fait retomber, c'est un raffut de seaux qui s'entrechoquent, d'eau qui coule, de fracas d'aspirateurs. Aujourd'hui, tout le monde houspille « Boule puante », une femme très petite, très ronde et réputée ne jamais se laver. Son nom vole à travers les couloirs, gueulé de cabine en cabine : « Vous avez vu les sanis que vient de faire «Boule puante» ? - Dégoûtants. - C'était plus propre avant qu'elle passe. - Où t'es, «Boule puante» ? - Elle est par là, je la sens. - On la suit à l'odeur - Je suis tombée sur elle, j'ai tiré la chasse. »« «Boule puante», «Boule puante» », puis on tombe nez à nez avec elle et tout le monde s'égaille en gloussant avec insolence.
Ca reprend plus loin : « Si vous attrapez «Boule puante», poussez-la sous la douche et ouvrez l'eau. » Chez les filles, les jeunes appellent les vieilles « les Vieilles ». Les vieilles disent « la Racaille » pour les jeunes. Des hommes, personne ne dit rien, avec une indulgence qui, parfois, ressemble à du mépris. Eux non plus ne se risquent pas à trop parler, sauf quand ils draguent.
L'heure de travail dure une seconde et une éternité. En signant les feuilles de présence, je distingue enfin les visages autour de moi. Il y a le monde entier sur le ferry, des belles, des moches, des demi-clochardes, des mères de famille, des petites paysannes, des créatures ou des top models. Mais on se côtoie, on se bouscule, dans une sorte de fraternité, que lissent le port de l'uniforme et la dureté de la tâche.
Une jeune fille ravissante, avec un piercing posé comme une mouche au bord de la lèvre, me demande sur quelle vacation j'ai été embauchée. «Le soir», je réponds. Elle paraît considérer que c'est une chance. Elle me dit : « Tu verras, il y a une autre ambiance. L'après-midi a quelque chose de morbide, mais ça passe. Le matin est vraiment horrible. La seule chose drôle, c'est de voir les vieilles pas maquillées. »
Je reconduis Marilou en voiture, pour fêter notre nouvel attelage. Elle a déjà deux boulots, dans le ménage, en CDD, et elle précise : « Bien sûr. » Il y a celui du matin, son préféré, pour lequel elle voudrait « décrocher le CDI».
Elle en énumère les qualités : «Le chef est gentil. Il n'y a pas trop à faire. On n'a personne sur le dos. » C'est de 6h30 à 8h30, dans une grande surface avant l'ouverture. Le soir, de 18h45 à 20 heures, elle nettoie des bureaux chez Youpi-Métal. Son supérieur l'a convoquée l'autre jour.
« Vous téléphonez avec votre portable pendant les heures de travail, vous faites la conversation avec vos collègues. Vous allez être licenciée. » Marilou a reçu une lettre, qu'elle n'a pas bien comprise. Il en ressortait qu'elle devait aller s'expliquer au siège de Youpi-Métal, à Lisieux. Son homme a haussé les épaules. Il ne sait pas lire. Lisieux, en train, ça fait cher, et en scooter, ça fait loin. Le rendez-vous tombait à 9 heures, ce qui ne lui laissait pas le temps de finir son premier boulot. Toute l'affaire lui paraissait hors de prix et compliquée. Le chef lui a fait miroiter que la feuille de paye est plus intéressante quand on quitte un travail. « Tu vas toucher d'un coup le rattrapage des congés payés, des morceaux de primes. Cela te fera au moins 200 euros en plus, une sorte de parachute doré, quoi !» Marilou s'est laissé pousser dehors. « Ca fait de l'argent quand même, non ?» Elle a signé pour le ferry.
Nous calculons ensemble comment faire pour arriver à l'heure. Depuis Caen, le trajet prend une demi-heure. Pour attraper le car qui nous conduit au ferry, il faut être à 21 heures sur le port. Autrement dit, nous avons à peu près une heure de déplacement et d'attente dans chaque sens. Comme seul le temps passé à bord est payé, on perd deux heures pour en gagner une. Le visage de Marilou ne reflète aucune contrariété. Je lui demande : « Tu penses que c'est trop de temps gâché pour le salaire qu'on touche ?» Elle ne comprend pas. D'où je sors pour ne pas savoir que c'est normal ? Pour le boulot du matin, elle a trois heures de trajet.






Partager cet article
Repost0

commentaires

Présentation

  • : Barricades
  • : C'est l'espace (un de plus mais il n'y en a jamais assez) des sans-voix, des opprimés, mais aussi celui des femmes et des hommes qui agissent pour le plus grand bien de la Révolution.
  • Contact

Recherche

Archives

Pages